Esther Hillesum naît le 15 janvier 1914 à
Middelburg en Zélande, province des Pays-Bas.
Son père, un érudit, professeur
de langues anciennes, et sa mère, une émigrée
russe ayant fuit les pogroms de son pays, sont juifs,
mais de caractères très dissemblables.
Elle hérite la curiosité intellectuelle
de son père (Levie) et le caractère
passionné de sa mère (Rebecca). Après elle
naissent ses frères Jacob (Jaap) et Michael (Misha),
tous deux très doués. La famille se déplace
au gré des nominations du père.
Celui-ci, après avoir enseigné
dans plusieurs villes, s'installe en 1924 à
Deventer comme directeur adjoint, puis directeur
du lycée municipal. Etty y vit avec ses frères
une jeunesse enthousiaste et insouciante. Son frère
Misha devient un pianiste virtuose mais psychologiquement
fragile, et Jaap médecin. Au plan religieux, la famille est coupée
de ses racines et sans grandes convictions.
Seul lien concret avec le judaïsme :
un grand-père rabbin dans les provinces du Nord.
Culturellement pourtant, des liens subsistent : Etty
apprend l'hébreu et fait partie, un moment, des jeunesses sionistes.
En 1932, Elle quitte le lycée de son père à
Deventer pour faire des études de droit à
la Faculté d'Amsterdam où elle obtient,
en juin 1935, une licence de droit. Elle étudie
simultanément l'allemand, le français et
surtout le russe dont elle donnera des leçons, comme sa mère.
En 1937, elle emménage chez Han Wegerif,
comptable, veuf, père de quatre enfants, et
propriétaire d'une maison où vivent
aussi quelques autres personnes. Elle s'occupe de son ménage et
devient sa maîtresse. Continuant ses études de droit,
elle fréquente alors les milieux étudiants de gauche
et obtient, en juillet 1939, une maîtrise en droit public.
Au début de la première guerre
mondiale - les armées allemandes ont envahi les
Pays-Bas en mai 1940 - elle s'intéresse à
la psychologie, ce qui l'amène à
rencontrer, en février 1941, un ancien élève
de Jung : Julius Spier. Celui-ci, psychologue, chirologue, émigré de
Berlin depuis deux ans, est juif comme elle. Il devient très vite
son ami, son amant et son maître à penser,
ou comme elle dira plus tard : "l'accoucheur de son âme".
Le 9 mars 1941, sous son influence et sa direction,
elle entame une longue démarche introspective en écrivant
la première page de son journal. Elle a vingt-sept ans.
Ses premières confidences concernent
sa vie sexuelle, apparemment libre, épanouie,
et pourtant au fond inhibée :
"L'amour avec
moi peut sembler parfait, pourtant ce n'est qu'un jeu éludant
l'essentiel et tout au fond de moi quelque chose reste
emprisonné." Viennent ensuite
ses désirs d'écriture, cette conviction
qu'elle a d'être un écrivain dans l'âme,
et cette aspiration à mûrir, à
"se
sentir enfin adulte et capable d'assister à son tour d'autres créatures
de cette terre... c'est cela qui importe finalement." Cette aspiration sera comblée à Westerbork.
En attendant, Etty s'analyse, essaie de se comprendre et de mettre un
peu d'ordre dans ses pensées. Elle cherche en
particulier à élucider cette haine des Allemands qu'elle ressent et se reproche.
Concernant l'intensité et
le désordre de ses désirs, elle
relève à moment donné une évolution.
Au lieu d'un désir possessif, douloureux, insatisfait :
"J'aurais
voulu manger les fleurs, me gaver de beauté" ,
elle dit éprouver soudain devant la beauté une
jouissance aussi intense, mais détachée.
"Cette
rage de possession vient de me quitter... et désormais libre,
tout m'appartient." En même temps viennent
ses premières déclarations d'amour à la vie,
telle qu'elle est, et passe : "
Aujourd'hui, je vis pleinement,
la vie vaut d'être vécue et si
j'apprenais que je dois mourir demain, je dirais : dommage,
mais je ne regrette rien." Toutefois,
ces moments de plénitude alternent avec d'autres
plus agités, dépressifs, dont la cause
n'est pas qu'interne. Autour d'elle, l'étau nazi
se resserre, et la déportation, la mort, entrent
dans son quotidien sous diverses formes. C'est ainsi
qu'elle évoque les maîtres qu'elle a
connus et qui ont disparu dans la tourmente. Bonger
en particulier avec qui elle a affectueusement conversé
quelques heures avant son suicide. Elle énumère :
"Arrestations,
terreur, camp de concentration, des pères, des soeurs,
des frères arrachés arbitrairement à
leurs proches... Tout semble si menaçant, si funeste." Et puis il y a les mille petites vexations que les Juifs subissent au quotidien.
Confrontée à l'épreuve nazie,
Etty découvre ce qu'elle appelle Dieu :
non pas une croyance oubliée, un concept théologique,
mais une réalité intérieure qui la
porte et dont elle se distingue à peine :
"La
couche la plus profonde et la plus riche en moi où je
me recueille, je l'appelle Dieu." Dans cette couche,
elle s'enracine, avec ce Dieu elle converse,
l'expérimentant comme source et le prenant pour confident.
"La fille
qui ne savait pas s'agenouiller a fini par l'apprendre,
sur le rude tapis de sisal d'une salle de bain."
Elle n'en continue pas moins à vivre des
rapports humains intenses dans le prolongement de ses
anciennes liaisons :
"vie quasi conjugale" avec Han Wegerif,
relation d'amante et de disciple avec Julius Spier.
Elle se demande pourtant si elle pourrait vivre
avec un mari :
"Je ne pourrais pas rester
fidèle à un seul homme. Non pas tant à cause
d'autres hommes, que parce que je me compose moi-même
d'une multiplicité d'êtres humains...
Un seul homme, un seul amour, ce ne sera jamais ma voie." Par delà ses besoins sexuels -
"J'ai un
fort tempérament érotique, un grand
besoin de caresses et de tendresse" - elle
se découvre
"un amour et une pitié
très profonds pour les êtres, pour
l'humanité en général" ,
et ces deux aspirations l'éloignent d'un exclusivisme de type conjugal.
Ce que ressent Etty au fond,
c'est le sentiment d'une fidélité multiple:
"A deux heures promenade avec S...
je lui suis fidèle au fond de moi. Comme je suis
fidèle à Han. Je suis fidèle à
tout le monde... Je marche aux côtés d'un homme ;
il y a douze heures j'étais dans les bras d'un autre.
Est-ce être décadente ? Pour moi, c'est normal.
Peut-être parce que l'amour physique n'est pas, ou n'est
plus l'essentiel." De fait, sa relation à
ces hommes s'approfondit, et son amour pour eux devient moins
physique et fantasmatique, plus réaliste.
Elle mûrit à l'intérieur de
ses passions et non à côté ou en dépit d'elles.
Mais d'autres aspirations couvent aussi
dans son coeur : celle d'écrire, déjà évoquée,
et sur laquelle elle revient souvent :
"Je voudrais
parfois me réfugier avec tout ce qui vit en moi
dans quelques mots, trouver pour tout un gîte
dans quelques mots." "Un jour je serai écrivain.
Les longues nuits que je passerai à écrire
seront mes plus belles nuits." Un désir
fort de liberté aussi :
"Processus lent
et douloureux que cette naissance à une véritable
indépendance intérieure...
Les autres sont aussi incertains, aussi faibles, aussi démunis que moi...
Je suis confiée à ma seule garde, et
devrai me suffire à moi-même."
A contrario, elle note l'absence de certains désirs,
celui d'enfant par exemple :
"L'instinct maternel,
je crois, me fait entièrement défaut" .
En fait, plusieurs choses jouent dans cette carence.
La persécution nazie d'abord. Au vu des malheurs
qui l'entourent, Etty écrit :
"Je considère
la vie comme un long chemin de croix et me sens incapable de prendre
la responsabilité d'accroître l'humanité
d'une malheureuse créature de plus." Par ailleurs, il y a l'hérédité chargée
de sa famille qui se concrétise pour elle dans les problèmes
psychologiques de son frère :
"Lorsqu'il a fallu
emmener de force un Misha en pleine crise, je me suis juré
de ne jamais laisser sortir de mes entrailles un être
aussi malheureux." Propos qu'elle met à exécution
en se faisant avorter le 8 décembre 1941.
Pourtant, Etty n'en veut pas à
la vie, loin de là. Aussitôt après
avoir exclu la possibilité d'enfant, elle note
dans son journal :
"Je me sens imbriquée dans
la vie qui est grande, bonne, passionnante, éternelle,
et à s'accorder tant d'importance à
soi-même, à s'agiter et à
se débattre, on passe à côté
de ce grand, de ce puissant et éternel courant
qu'est la vie." Le sentiment qu'elle éprouve
alors est une immense gratitude ; gratitude qui embrasse
tous ceux que la vie a mis sur son chemin : ses amis,
ses amants, mais aussi ses maîtres à
penser et à vivre : Rilke, Jung, St Augustin,
Dostoïevski, Michel-Ange, Léonard de Vinci et les évangélistes.
En ce point de son journal, un tournant se
dessine où ses petits problèmes
personnels s'estompent pour laisser place à
une réflexion plus globale, plus grave,
sur la situation qu'elle vit et les souffrances
de tous ordres qui s'appesantissent sur elle et
sur ses proches. Etty se trouve alors le dos au mur,
privée des petites évasions et
divertissements qui émaillaient jusque là sa vie.
"Combien de fois n'ai-je pas demandé dans mes prières,
il y a moins d'un an encore : «Seigneur,
rends-moi un peu plus simple».
Si cette année m'a apporté
quelque chose, c'est bien cette plus grande
simplicité intérieure." Elle
se découvre alors un nouveau pouvoir :
celui d'aider l'étranger en difficulté.
"Ce
soir, nous aurons la visite d'une jeune fille à
problèmes, une catholique. Qu'un Juif aide
un non-Juif à résoudre ses problèmes,
de nos jours, cela vous donne un singulier sentiment de force." C'est le début
pour elle d'un chemin de compassion qui va la transformer.
Elle sent une force, une patience grandir en elle et se sent prête à les partager.
Le 29 juin 1942, elle relève dans son journal
ce qu'elle vient d'apprendre par la radio britannique, à
savoir que 700.000 Juifs ont déjà été
exterminés par les nazis. Une double conviction
la saisit alors et ne la quittera plus :
"On
veut notre extermination complète : cette
certitude nouvelle, je l'accepte... mais une certitude
acquise ne doit pas être rongée ou
affaiblie par une autre. Je travaille et je vis avec la même
conviction et je trouve la vie pleine de sens, oui,
pleine de sens malgré tout, même si
j'ose à peine le dire en société."
Etty fait désormais une place à
la mort, elle la regarde en face, en intègre la probabilité,
en imagine le scénario, et trouve dans cette
acceptation un élargissement à sa vie.
Elle note :
"De grands changements semblent
s'opérer en moi et je ne crois pas qu'il
s'agisse simplement d'états d'âme." Une gravité s'installe
alors chez elle, et aussi une innocence. Son amour pour Spier se purifie,
non d'une culpabilité qu'elle a toujours ignorée,
mais d'une certaine arrogance charnelle :
"Nous
avons derrière nous une vie passionnée
et débridée, nous avons visité
toutes sortes de lits, mais à chacune de nos
rencontres nous retrouvons la timidité de la première
fois."..."Entre nos yeux, nos mains, nos bouches
passe désormais un courant ininterrompu de douceur
et de tendresse où le désir le plus ténu
semble s'éteindre. Il ne s'agit plus désormais que d'offrir à
l'autre toute la bonté qui est en nous." Toutefois,
Etty a conscience que sa relation à Spier doit faire
l'objet d'un détachement. Ce n'est qu'à ce prix dit-elle que mon amour pour lui deviendra
"un réservoir
de force et d'amour à donner à tous ceux qui en ont besoin".
Ce détachement lui est bientôt
proposé de façon radicale : Julius Spier
tombe malade et meurt d'un cancer du poumon en septembre 1942.
Etty l'accompagne dans ses derniers instants, lui rend un
hommage vibrant, et tire leçon de cette mort
qui la touche au coeur :
"Je continuerai à vivre
avec cette part du mort qui a vie éternelle et j
e ramènerai à la vie ce qui, chez les
vivants, est déjà mort : ainsi n'y aura-t-il
plus que la vie, une grande vie universelle, mon Dieu." Ainsi, jusque dans sa mort, Spier fut l'artisan de la conversion d'Etty à l'amour universel.
Peu de temps auparavant, en juillet 1942, elle avait
obtenu un emploi auprès du Conseil juif s'occupant à
Amsterdam des problèmes de la communauté juive.
Elle entre là dans l'antichambre de l'enfer :
un lieu où se règlent les problèmes
de déportation des Juifs dont elle se retrouve
tout à coup solidaire. Réalisant
l'impossibilité pour la majorité des
Juifs prolétaires d'entrer dans la clandestinité, elle
s'y refuse aussi, comme elle refuse son statut de
juive privilégiée au Conseil juif
et le rôle qu'on veut lui faire jouer.
"La collaboration
apportée par une petite partie des Juifs à la déportation
de tous les autres est évidemment un acte irréparable.
L'Histoire aura à juger." Le mois suivant,
elle demande et reçoit son affectation pour Westerbork :
camp de transit et de rassemblement réservé aux Juifs.
Elle voit dans ce transfert l'occasion d'assumer pleinement «le
destin de masse» qui lui tombe dessus. Surtout, elle se croit plus utile là-bas.
À Westerbork, Etty est affectée à
l'enregistrement des arrivants et joue un rôle d'assistante
sociale, de psychologue et de conseiller spirituel. Les rescapés
de cette période témoignent de sa «personnalité
lumineuse» et de son grand dévouement.
"On
voudrait être un baume versé sur tant de plaies." Elle
se dépense sans compter et encaisse au quotidien le grand stress du camp :
la déportation d'une partie de sa population chaque fin de semaine.
Elle finit par en tomber malade mais, vu son statut, peut revenir
se soigner à Amsterdam. Sous une telle pression,
Etty reste pourtant habitée par son désir d'écriture :
"Je
voudrais pouvoir venir à bout de tout par le langage,
pouvoir décrire ces deux mois passés derrière les barbelés,
les plus intenses et les plus riches de mon existence,
et qui m'ont apporté la confirmation éclatante
des valeurs les plus graves, les plus élevées
de ma vie. J'ai appris à aimer Westerbork et
j'en ai la nostalgie." Évoquant
ses nuits d'insomnie et de réflexion dans
son baraquement, elle écrit :
"Puissé-je être
le coeur pensant de cette baraque."
Le 5 juin 1943, alors que des amis lui proposent
de l'aider à se cacher, elle choisit de
retourner à Westerbork et d'y rester pour continuer son travail.
Elle a alors l'occasion d'y aider aussi ses parents et son frère
Misha, victimes de la grande rafle des 20-21 juin. Le mois suivant,
elle y perd sa liberté de circulation. Coincée
dans ce ghetto, elle s'engage alors dans ce qu'elle perçoit
comme une vocation et une mission :
"Je sens en moi
la force contraignante et directrice d'une gravité
toujours plus présente, toujours plus profonde...
mon vrai travail ne fait que commencer. Jusqu'ici, au fond,
je m'amusais." Ce jugement ne concerne pourtant
pas les passions humaines qu'elle a vécues,
notamment celle avec Julius Spier, car elle ajoute :
"Je te
remercie, mon Dieu, de m'avoir fait rencontrer aussi complètement
l'une de tes créatures et dans ma chair, et dans mon âme."
Mais ceci est le passé. Désormais, Etty s'adonne,
dans un contexte délirant de précarité
et de détresse, à l'exercice quotidien d'un amour universel.
Misha ayant exigé que ses
parents bénéficient de la
protection de «Juif culturel» à
laquelle lui seul pouvait prétendre, la seule possibilité
de desserrer l'étau nazi s'évanouit. Une lettre
maladroite de Mme Hillesum à H.A.Rauter, commandant de
la police et des SS aux Pays-Bas, finit d'exaspérer
celui-ci et provoque la déportation de toute la famille Hillesum.
Le 7 septembre 1943, ils partent tous pour Auschwitz avec 986 autres Juifs
(1). Selon
la Croix-Rouge, Etty y serait morte le 30 novembre 1943.
Ce qui survit d'elle est un journal couvrant les trois
dernières années de sa vie. Il s'agit de
huit cahiers transmis par les proches d'Etty au Dr Smelik.
Etty ayant désiré leur publication,
celui-ci chercha longtemps un éditeur. En vain. Jusqu'à ce qu'un texte jauni tombe entre les mains de J.G. Gaarlandt,
directeur des Editions de Haan. En 1981, celui-ci publia partiellement
les cinq premiers cahiers, et presque intégralement les trois
derniers sous le titre :
Une vie bouleversée . "
Le texte en fut presque aussitôt traduit en français et en anglais.
Le journal d'Etty nous la découvre
au présent et cette présence d'Etty
en son écriture nous touche infiniment plus
qu'une biographie, écrite au passé,
en général par quelqu'un d'autre.
Ce qui reste, c'est aussi quelques lettres - publiées
en 1982 - brossant un tableau bouleversant de Westerbork,
"foyer
de souffrance juive" pris dans la boue et les barbelés,
dans lequel le regard d'Etty nous donne à voir des hommes,
des femmes, des enfants, des vieillards auxquels il
ne reste rien que
"la mince chemise de leur humanité". La fin
de son journal tenu à Westerbork a malheureusement péri avec elle à Auschwitz.
En 1986, une édition néerlandaise, puis, en
2008, une édition française, ont présenté
l'ensemble des écrits d'Etty. Ce que ces textes révèlent,
outre un talent littéraire certain, c'est l'évolution
rapide et bouleversante d'une jeune femme passant d'une existence
anecdotique et chaotique à une vie intense et profonde.
Etty n'a pas vécu longtemps, et la part la plus
riche de sa vie a été très courte.
Pourtant, la profondeur atteinte est aussi vibrante et éclairante
que celle qui, chez d'autres, a pris le temps de mûrir.
Ce texte est extrait de l'ouvrage d'Alain Delaye : Sagesses concordantes (t.1) paru aux éditions Accarias l'Originel.