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LES AMIS D'ETTY HILLESUM

ETTY HILLESUM
MIDDELBURG 1914 - AUSCHWITZ 1943

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EXTRAITS DES ÉCRITS D'ETTY HILLESUM (*)

Les extraits que nous donnons ici proviennent des écrits publiés aux éditions du Seuil :
  • Une Vie Bouleversée, Journal (1941-1943) (Seuil - 1985).
  • Lettres de Westerbork (Seuil - 1988).
  • Les Écrits d'Etty Hillesum, Journaux et lettres 1941-1943 (Seuil - 2008)


Abandon

…quand je cesse d'être sur mes gardes pour m'abandonner à moi-même, me voilà tout à coup reposant contre la poitrine nue de la vie, et ses bras qui m'enlacent sont si doux, si protecteurs - et les battements de son cœur (je ne saurais même pas le décrire) si lent, si régulier, si doux, presque étouffé, mais si fidèle, assez fort pour ne jamais cesser, et en même temps si bon, si miséricordieux.
30 mai 1942

Nous (a) avons vécu ensemble le commencement d’une journée et c’était très beau. Une nourriture roborative. Et de nouveau ce stupide coup au cœur quand il a dit : "je vais faire un peu de gymnastique et m’habiller." Je me disais : "Je vais devoir remonter dans ma chambre" - comme si j’avais été tout à coup seule au monde et abandonnée.
5 juillet 1942

Aujourd’hui, c’est tout l’un ou tout l’autre : où bien on est réduit à penser uniquement à soi-même et à sa survie " en éliminant toute autre considération ", où bien l’on doit renoncer à tout désir personnel et s’abandonner. Pour moi cet abandon n’équivaut pas à la résignation, à une mort lente, il consiste à continuer à apporter tout le soutien que je pourrai là où il plaira à Dieu de me placer, au lieu de sombrer dans le chagrin et l’amertume. Je me sens toujours dans des dispositions étranges. Je pourrais presque dire : il me semble que je plane au lieu de marcher, et pourtant je suis en pleine réalité et je sais parfaitement ce qui est en jeu.
7 juillet 1942

Et à mes parents, j'ai écrit aujourd'hui : « un petit bonjour de la part de Jaap et de la mienne, pour vous informer que nous avons survécu à la journée d'aujourd'hui, ce que l'on peut appeler un coup de veine. Et je vous le dis pour la énième fois : vous ne devez jamais vous faire de souci pour moi, quelle que soit la situation où je me trouve. J'ai une prédisposition à éprouver une sorte de confiance sans borne en Dieu, qui me donne le sentiment d'être de taille à affronter n'importe quelle situation. » -

On n'a plus le droit de vouloir quoi que ce soit. D'une certaine manière, j'ai encore en moi tant de confiance. Pas pour mon cas personnel, pas la conviction que tout finira bien pour moi, mais comme ça, un sentiment de pouvoir m'abandonner. Cette nuit, en rêve, j'ai eu soudain la sensation d'être dans une bobine de fil, qui ne cessait d'être dévidée. Et cela symbolisait pour ainsi dire le geste toujours plus ample, d'une portée toujours plus grande, que je fais pour m'abandonner à tout ce qui va venir. -
14 juillet 1942

Cet après-midi, durant le long trajet entre  le bureau et la maison, comme les soucis voulaient m’assaillir de nouveau et ne semblaient pas devoir prendre fin, je me suis dit tout à coup : " Toi qui prétends croire en Dieu, sois un peu logique, abandonne-toi à sa volonté et aie confiance. Tu n’as donc plus le droit de t’inquiéter du lendemain ".
Et en faisant quelques  pas avec lui  le long du quai  - et je te remercie, mon Dieu, de pouvoir encore le faire,  quand je ne passerais que cinq minutes par jour avec lui, ces quelques instants n’en seraient pas moins la récompense  de toute une journée de dur travail (b) – je l’ai entendu dire : "Oh ces soucis que nous avons tous !" J’ai repris : " Soyons logiques, si nous avons confiance en Dieu, il faut l’avoir jusqu’au bout ".
21 juillet 1942

Femme

Il dit que l’amour de tous les hommes vaut mieux que l’amour d’un seul homme. Car l’amour d’un seul homme n’est jamais que l’amour de soi-même.

C’est un homme mûr de 55 ans (c), parvenu au stade de l’amour universel après avoir, durant sa longue vie, aimé beaucoup d’individus. Je suis une petite bonne femme de 27 ans et je porte en moi aussi un amour très fort de l’humanité, mais je me demande si, toute ma vie, je ne serai pas à la recherche d’un homme unique. Et je me demande s’il s’agit là d’une restriction de champ propre à la femme. Est-ce une tradition séculaire dont elle devrait s’affranchir, ou bien au contraire un élément si essentiel à la nature féminine que la femme devrait se faire violence pour donner son amour à toute l’humanité, et non plus à un seul homme ? (La synthèse des deux amours n’est pas encore à ma portée.) Cela explique peut-être qu’il y ait si peu de femmes importantes dans les sciences et les arts, la femme cherche toujours l’homme unique à qui elle apportera tout son savoir, toute sa chaleur, son amour, son énergie créatrice. Elle cherche l’homme, non l’humanité.
Ce n’est pas si simple, cette question de la femme. Parfois, en voyant dans la rue une jolie femme, élégante, soignée, hyperféminine, un peu bête, je sens mon équilibre vaciller. Mon intelligence, mes luttes avec moi-même, ma souffrance m’apparaissent alors comme un poids oppressant, une chose laide, antiféminine, et je voudrais n’être que belle et bête, une jolie poupée désirée par un homme. Étrange, de toujours vouloir ainsi être désirée par l’homme, comme si c’était toujours la consécration suprême de notre condition de femmes, alors qu’il s’agit d’un besoin très primitif. L’amitié, la considération, l’amour qu’on nous porte en tant qu’êtres humains, c’est bien beau, mais tout ce que nous voulons, en fin de compte, n’est-ce pas que l’homme nous désire en tant que femmes ? Il me semble encore trop difficile de noter tout ce que je voudrais dire sur ce sujet, d’une complexité infinie, mais essentiel - et il importe que je parvienne à m’exprimer.
Peut-être la vraie, 1'authentique émancipation féminine n’a-t-elle pas encore commencé. Nous ne sommes pas tout à fait encore des êtres humains, nous sommes des femelles. Encore ligotées et entravées par des traditions séculaires, encore à naître à l’humanité véritable, il y a là une tâche exaltante pour la femme.

Où en suis-je donc avec S. ? Si je parviens à la longue à tirer au clair nos relations, j'aurai tiré au clair, du même coup, ma relation à tous les autres hommes et même à toute l’humanité, n’ayons pas peur des grands mots ! Qu'importe le pathétique, je dois tout noter comme je le sens, et quand j’aurai ainsi évacué tout le pathétique, toute l’hyperbole, je me rapprocherai peut-être enfin de moi-même.
Est-ce que j’aime S. ? Oui, à la folie !
Comme homme ? Non, pas comme homme, comme être humain. A moins que je n’aime plutôt en lui la chaleur, l’amour, l’effort vers la bonté qui émanent de sa personne. Non, je n’y suis pas, mais pas du tout. Ceci n’est qu’une sorte de brouillon où j’essaie de formuler quelque chose, de m'en délivrer, peut-être tous ces fragments feront-ils un jour un tout, mais je ne dois pas me fuir moi-même, ni fuir la difficulté des problèmes posés ; ce n’est d’ailleurs pas ce que je fuis, je ne fuis que la difficulté de l'écriture. Tout ce qui sort est si mal venu. Mais enfin tu ne noircis ce papier que pour rechercher un peu de clarté, tu n'es pas en train de produire des chefs-d’œuvre ? Ton propre regard te gêne encore. Tu n'oses pas encore te livrer, expulser ce qui est en toi, tu restes terriblement inhibée, et cela vient de ce que tu ne t’acceptes pas encore telle que tu es.
Il est bien difficile de vivre en bonne intelligence avec Dieu et avec son bas-ventre. Cette pensée m’obsédait de façon assez désespérante au cours d’une soirée musicale récente, où S. et Bach étaient tous deux également présents.
Lundi, le 4 août 1941, 2 heures et demie.

Je dois oser vivre  avec toute la "richesse de sens" qu'elle exige, sans devenir à mes propres yeux prétentieuse, sentimentale ou artificielle.
Quant à Iui (c), je ne dois pas le prendre pour but de mon évolution et de ma maturation. Je ne dois pas vouloir le posséder. La femme, il est vrai, recherche la matérialité du corps et non l'abstraction de l'esprit. Le centre de gravité de la femme se trouve dans tel homme particulier, celui de l'homme se situe dans le monde. La femme peut elle déplacer son centre de gravité sans pour ainsi dire se violer elle-même ?
8 août 1941

Etty, sois une "grande" femme et apporte un peu de clarté, à toi-même et peut être aussi à bon nombre de tes compagnes en féminité.
8 août 1941

Oui, nous autres femmes, pauvres femmes folles, idiotes, illogiques, nous cherchons le Paradis et l'Absolu. Je sais pourtant par l'intellect - un intellect fonctionnant à la perfection – qu'il n'y a rien d'absolu que tout est relatif et nuancé à l'infini et pris dans un mouvement. Et que c'est justement ce qui rend le monde si fascinant, si séduisant, mais si douloureux aussi. Nous autres femmes, nous voulons nous éterniser en I'homme. C'est vrai : je veux qu'il me dise : "Chérie, tu es la seule et je t'aimerai éternellement". C'est une fiction. Mais tant qu'il ne l'aura pas dit, le reste perdra pour moi tout son sens. Je négligerai tout le reste. C'est cela qui est fou : moi je ne veux pas de lui, je ne le voudrais pas pour compagnon unique et éternel. Mais j'exige de lui qu'il me veuille ainsi. Se peut-il que ce soit précisément ma propre incapacité à donner un amour absolu qui me pousse à l'exiger de l'autre ? Et de plus j'exige une intensité toujours maintenue. Tout en sachant fort bien, instruite par mon propre exemple, que cela est impossible. Mais dès que j'observe chez I'autre une défaillance passagère, je prends la fuite : à quoi s'ajoute évidemment un sentiment d'infériorité, un raisonnement du genre : si je ne suis pas en état de le captiver suffisamment pour qu'il brûle toujours pour moi du même feu, sans jamais fléchir, alors autant vaut n'avoir rien du tout. C'est d'un illogisme diabolique, je dois extirper de moi cette pensée. Si quelqu'un brûlait toujours du même feu pour moi, je serai bien embarrassée. Cela me gênerait, m'ennuierait, briderait ma liberté. Oh. Etty. Etty.
25 septembre 1941

Il y a un problème de la femme, il y a réellement un grave problème de la femme, nous nous sommes engagées dans un dur chemin, nous autres femmes extérieurement émancipées, je suis curieuse de voir où il mène. Mais à coté de cette curiosité pour ainsi dire froidement scientifique et objective, je vis en même temps ce chemin subjectivement, sans aucune froideur ni objectivité, mais en pleine souffrance et en plein combat. Pas moyen de séparer ces deux aspects en moi.
3 octobre 1941

Et tout en étant sensible à son charme viril, j'éprouvais en même temps ce sentiment : ce n'est pas tout de flirter avec les hommes, de rechercher en eux le pôle opposé. Mais : entrez, vous les hommes dans le domaine de notre âme. Nous autres femmes, nous avons une grande mission à accomplir à votre égard, je commence tout doucement à l'entrevoir et à discerner le chemin à suivre. Par le biais de notre "âme", vous allez parvenir jusqu'à la vôtre. Je ne veux pas seulement flirter avec vous et me laisser charmer par votre virilité, autrefois c'était peut être l'essentiel entre les sexes, mais à vrai dire ce sont là des choses d'intérêt secondaire, même si elles ont leur charme, charme que l'on n'a pas besoin de nier, mais il faut donner à toutes choses la place et l'espace qui lui reviennent. Mais cet autre aspect, l'aspect humain, c'est là qu'est notre mission.
16 mars 1942

…c'est la mission historique de la femme, pour le temps à venir ; de montrer à l'homme la voie de son âme à lui, en passant par son âme à elle. Et la tension érotique n'est pas condamnée à disparaître pour autant, mais il s'agit de donner à toutes choses la place qui leur revient, de les ordonner. Et je crois aussi que, pour un certain temps à venir, les hommes qui joueront le rôle le plus important et le plus novateur sont ceux qui – tout en restant authentiquement hommes - ont en eux-comme S. lui-même, comme un Rilke par exemple - une part si forte de féminité qu'ils, oui qu'ils… et ici ma capacité de formulation me fait faux bond- qu'ils montrent la voie vers les régions de l'âme. Et non pas les "mâles", les Führer et autres héros en uniforme.
17 mars 1942

Ce n'est pas si grave de sentir croître en soi ce sentiment de vouloir appartenir sans réserve à quelqu'un. C'est un sentiment qui n'a pas besoin de se traduire automatiquement dans les faits. Tu n'as pas besoin d'en faire  toute une histoire, tu devrais être  tout au plus être reconnaissante de la présence de sentiments aussi primitifs dans ton cœur vagabond. Et puis ces fantasmes de gamine, où tu te complais jusqu'aux larmes ! Est-ce encore un reste de masochisme ? Tu dois suivre les voies que la vie te trace en ce moment, les sentiers difficilement  praticables de ce pan d'histoire où nous vivons en ce moment. Tu dois continuer, n'est-ce pas, à envisager ta vie dans ce cadre plus vaste. Et si, vraiment, dans ces circonstances, un sentiment fort est en train de croître, eh bien, laisse-le croître tranquillement. Et aller trop loin dans un sentiment, ce qu'il m'arrive de tant redouter, c'est impossible. A condition qu'il ne se transforme  pas en autodestruction et ne te réduise pas en cendres, à condition que tu saches y puiser de nouveau de la vie et y retrouver ta "créativité". Et bien sûr, il y a toujours des éléments de ce petit animal féminin, qui veut "posséder" l'homme.
23 mai 1942

Gestation intellectuelle et spirituelle

Porter l'autre en soi, partout et toujours, enserré en soi-même, et là, vivre avec lui. Et cela non pas avec un seul, mais avec un grand nombre. Inclure l'autre dans l'espace intérieur et l'y laisser s'acclimater, lui faire une place où il puisse croitre librement et s'épanouir. Vivre authentiquement avec les autres, même si l'on peut parfois rester des années sans voir quelqu'un, laisser malgré cela cet autre poursuivre sa vie en vous et vivre avec lui, c'est cela l'essentiel. Et c'est ainsi que l'on peut continuer à vivre en communauté avec quelqu'un, protégé des vicissitudes extérieures de cette vie.-
13 mars 1942

… on ne doit pas seulement "travailler" à sa propre vie intérieure, mais aussi à celle des gens que l'on a inclus dans son monde intérieur. On donne en fait à ses amis un espace en soi-même où ils puissent se développer et l'on essaie de les tirer au clair en soi-même, ce qui à la longue doit forcément aider les autres, quand bien même on ne leur en dirait jamais rien. Admettre en soi les gestes, les regards, les paroles, la problématique et la vie des autres et laisser cette vie se poursuivre au-dedans de .soi-même et la tirer au clair. Il y a là une mission intérieure.
16 mars 1942

Je suis enceinte, intellectuellement enceinte, et je voudrais enfin mettre quelque chose au monde.-
13 avril 1942

Les choses qui font vraiment impression sur moi, je suis incapable d'écrire à leur sujet. La soirée chez Pieter et Hanneke, par exemple. Une soirée comme celle-là s'enfonce en moi et y repose comme une chose de poids. Je crois qu'il y a beaucoup de ces choses de poids qui reposent au fond de moi. Et c'est pour cela, peut-être, que je me sens parfois si lourde, si fatiguée, si gravide. Mais peut-être toutes ces impressions, tous ces souvenirs se
Déposent-ils en alluvions pour former un sol de glaise compacte, assez fertile pour porter un jour, peut- être Dieu sait quelles plantes inconnues.
29 mai 1942

"Je te porte en moi comme mon bébé encore à naître, seulement je ne te porte pas dans mon ventre mais dans mon cœur, c'est aussi un endroit plus convenable."
14 juillet 1942

Il est des gens que je porte en moi comme des boutons de fleurs et que je laisse éclore en moi. D'autres, je les porte en moi comme des ulcères, jusqu'à ce qu'ils crèvent et suppurent.- (Mme Bierenhack (d).)
12 octobre 1942


a - Avec Julius Spier
b - Etty Hillesum travaillait comme dactylo au service « Aide aux partants » du Conseil Juif.
c - Julius Speer
d - Mme Bierenhack,  relation d'Etty Hillesum

Textes choisis par Jeanne-Marie Ménard


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